Virgil Serban

« Nicolae Ceaușescu est mort en décembre ‘89, et j’ai commencé à essayer de me sauver de la Roumanie pour venir au Canada en ‘92. J’avais 16 ans. »

 

Quelques minutes après avoir commencé à jaser avec Virgil, j’ai su que ce serait une conversation hors de l’ordinaire.  Il m’a accueilli dans son appartement de chez SOLIDES peint en rouge et noir sous le projecteur qui lui sert de télé, devant le mur noir qui lui sert d’écran.

 

« Un ami m’avait dit que le Canada était le meilleur pays du monde. Je m’étais dit : s’il y a un meilleur pays du monde, c’est là que je dois aller vivre! Mais les pays occidentaux ne donnaient pas de visa, c’était impossible pour nous de voyager, à moins d’être très riche. J’avais donc décidé d’y aller illégalement. Le but était d’arriver en France et d’aller au Canada par bateau. Mais pour arriver en France, il fallait traverser l’Ukraine, la Pologne, l'Allemagne, etc. L’Allemagne était le pays le plus difficile à traverser. Ils étaient tellement futés, les policiers allemands, même s’ils étaient super, comme personnes. Je pense que c’est un des peuples les plus civilisés. Il n’y avait rien de mauvais dans leur comportement, ils faisaient leur travail...Et on se faisait attraper, parfois à la frontière, parfois à l’intérieur du pays, mais on n’arrivait jamais à le traverser totalement. Et à chaque fois que je me faisais attraper, c’était la prison puis l’expulsion. La prison c’était pour attendre la course, un avion de disponible pour nous ramener chez nous.

 

Et comme on n’avait pas d’argent, on allait dans des pays comme la Grèce, par exemple, qui nous permettait de travailler au noir. Mais pour aller en Grèce, je devais traverser la Yougoslavie, la Macédoine et ensuite, c’était la Grèce.  Et en Grèce, c’était la même chose : si on se faisait attraper, on se faisait expulser. Mais ce qui était bien avec eux, c’est qu’ils nous expulsaient en Yougoslavie. Et bien sûr, on rentrait à nouveau.

 

À un moment donné, l’Allemagne m’avait donné un avertissement : ça fait plusieurs fois qu’on t’attrape, si tu reviens à nouveau, ce sera un an de prison ferme. »

 

Virgil sourit à ce souvenir de son adolescence.

 

« Je n’avais plus trop le goût de traverser, là…Le Canada était bien loin! » dit-il en riant. « Mais, je m’étais mindé. Je m’étais demandé : c’est quoi le pire qui pourrait m’arriver? Je m’étais dit : au pire cas, je vais faire une année de prison, je vais apprendre l’Allemand, je vais faire du sport. Et à ce moment, quand tu acceptes le pire dans ta vie, le découragement et la peur s’en vont. Et tu fonces. Et c’est ce que j’ai fait. Tous mes potes s’étaient fait attraper, sauf moi. 

C’était carrément une intervention divine » dit-il en riant à nouveau. « J’étais arrivé en France par la suite. Ça aura pris trois ans à partir de ma première tentative ».

 

« Rendu en France, j’étais plus trop certain, pour le bateau. À cette époque, il y avait des histoires d’immigrants qui arrivaient morts à destination. Il n’y avait pas beaucoup d’air dans les conteneurs dans lesquels ils se cachaient donc, certains mouraient étouffés. Il y avait même des voyageurs qui s’étaient fait balancer à la mer par l’équipage…J’avais donc décidé d’aller en Irlande où il y avait des gens qui pouvaient me faire un passeport. Je pourrais ainsi venir en avion! Mais finalement, j’y ai rencontré une Française et nous nous sommes mariés en France!  Nous y avons habité quelques années. J’ai pu avoir ma nationalité française. 

 

J’ai fait une formation de soudeur sous pression, je travaillais sur des sites pétrochimiques, sur des pipelines. Et en 2004, nous avons immigré au Canada, de façon tout à fait légale, dit-il en riant, et nous nous sommes installés à LaSalle.

 

Ici, j’ai fait la formation de soudeur haute pression, mais je n’arrivais pas à entrer dans l’ordre.  J’ai essayé, mais je n’ai jamais réussi. J’ai quand même été soudeur dans une entreprise. Puis, nous nous sommes achetésune maison à Châteauguay. Ensuite, j’ai été agent immobilier. J’ai travaillé pour Re-Max pendant 6 ans. Par la suite, nous avons divorcé et nous avons vendu la maison.   

 

Finalement, j’ai eu de l’inspiration et j’ai écrit un livre qui s'intitule : Le chemin d’un immigrant Roumain.  Puis, j’ai lâché l’immobilier et j’ai décidé de devenir acteur!  Et tu sais comment c’est dans la vie, si tu éparpilles ton énergie un peu partout, tu ne fais rien de bon. J’ai donc consacré toute mon énergie à devenir acteur.  J’ai suivi des cours de théâtre et de jeu devant la caméra, et dans l’espace de deux années, j’étais déjà sur le petit écran. J’ai joué dans quelques séries, ici au Québec, mais la seule qui a été significative a été « Faits Divers », la deuxième saison. Je jouais un gangster italien, pas très intelligent. Et mon frère c’était Roman Pagliaro, le fils de Michel. On a joué là-dedans pendant 10 épisodes, c’était fantastique.  Après j’ai joué dans un épisode d’« Impulse » et ça se passait en Roumanie, dans ma langue maternelle, c’était génial.  

 

Mais, vivre du métier d’acteur, c’est difficile. Quand je suis arrivé chez SOLIDES, je venais juste de finir « Faits Divers », donc mon cachet m’avait permis de payer 3 mois de loyer d’avance comme j’avais toujours fait auparavant.  C’est super important pour moi d’avoir cette tranquillité d’esprit. Mais après, j’attendais les rôles, et ils ne venaient pas.  Ça m’avait mis en retard sur tout. Financièrement c’était difficile. J’ai donc dû aller travailler. Donc, depuis un an et demi, je travaille aussi dans la rénovation. Ce sont des entrepreneurs roumains, ils sont très compréhensifs. Si j’ai une audition ou un rôle, je peux m’absenter sans problème. Ça m’a permis de reprendre le dessus, de recommencer à payer mon loyer 3 mois d’avance. Ça aide, ici, avec le prix du loyer qui est très bas.  Ailleurs, c’est fou ce qui se passe.  Les gens font la queue pour un 4 1/2 hors de prix. Ça ne fait aucun sens. On comprend pourquoi il y a tant de pauvreté. À mon âge, l’idée d’une maison ne m’intéresse plus. Contracter une nouvelle dette pour quoi? Mourir du coronavirus quelques années plus tard? Je suis bien ici. Je me suis fait des ami.e.s. Les Roumains sont très très sociables. Et il suffit d’un réalisateur pour que ma carrière démarre vraiment! »

 

Je regarde Virgil. Je suis abasourdi. Je ne m’attendais pas à un récit ayant autant de twists. Cet homme a un vécu équivalent à quatre vies bien distinctes.  Et il est là, relax comme un chat qui vient de manger, le sourire en coin. Je lui dis que j’ai définitivement tout ce qu’il faut pour un texte percutant. Dans ma tête, je me demande comment je vais faire fitter ça dans un texte de deux pages tout en gardant la richesse de ce que j’ai entendu…Et je me dis, en repartant chez moi, que c’est fou à quel point on ne réalise pas ce qui se passe dans la vie des gens. Et à quel point je me trouve chanceux de faire partie de ce projet. 

 

Texte de Patrick Lemay

Naomie Marleau